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Art & mythologies pour questionner notre regard

J’ai rencontré Ronald Cyrille pour la première fois au Memorial Acte, en pleine préparation de sa résidence artistique. Soleil éblouissant, mer bleue, vue sur La Darse : une carte postale depuis un musée qui se veut un Centre d’expression et de mémoire de l’esclavage, à l’architecture unique dans la Caraïbe.



Une grande salle sur le flanc gauche du bâtiment est mise à la disposition de Ronald Cyrille aka B. Bird, pour lui permettre de préparer ses toiles. Il faut dire que l’exposition prévue au Memorial Acte a son pendant au Pérez Art Museum Miami : un gros chantier pour l’artiste donc !



Un artiste conteur d’histoires


Ici, les pots de peinture, les pinceaux, les bombes sont partout. On peut voir à quel point Ronald est un artiste prolifique. Il travaille plusieurs medium, plusieurs techniques, plusieurs disciplines. Peinture, tapisserie, découpage, bombe… Il multiplie les essais dans un élan de créativité étourdissant.


Et ce qui me frappe en observant les toiles autour de moi, c’est qu’on voit clairement qu’elles appartiennent au même univers. Les situations diffèrent, pourtant les mêmes symboles, les mêmes personnages courent d’une toile à l’autre, dans un univers coloré - mais sans compromis.


Chiens créoles, oiseaux, végétaux, boat people… entre bestiaire fantastique et humanoïdes, tout l’univers de Ronald est en mouvement, nous obligeant à nous questionner sur les situations présentées. Des visages immenses, des personnages tour à tour dans l’introspection ou en mouvement. Je vois la composition de ses toiles, comme plein de petites histoires qui racontent une seule et même grande histoire, avec des détails saisissants.


“Je peins comme un conteur. Et chaque personnage, chaque symbole a une cohérence dans mes histoires


Il serait bon de préciser ici que les contes ont dans la culture caribéenne, en Guadeloupe comme à la Dominique, un énorme rôle à jouer. Dans la tradition orale, ils sont racontés en créole, en extérieur, entre chien et loup, et le conteur ponctue son récit d’appels à participer pour le public. Le conte commence par le traditionnel “Yékri !” auquel la foule répond “Yékra !”. Ces histoires sont peuplées de personnages comme Compère Lapin, Compère Zamba, Compère Cochon, la Diablesse et autres auxquels arrivent les aventures les plus improbables. Les contes ont bien souvent une morale ou un message à transmettre, un peu comme des fables. Si vous voulez vous faire une idée, voici quelques contes en version originale par un des conteurs les plus connus en Guadeloupe, Benzo !



Mythologie personnelle : comment son histoire nourrit sa création



Pour mieux comprendre son art, il faut revenir aux origines de Ronald Cyrille. Il a grandi sur l’île de la Dominique, à la campagne. A l’âge de 9 ans, il rejoint sa mère vivant sur l’île voisine de Guadeloupe. C’est pour ça que la symbolique des boats people est aussi présente dans le travail de Ronald.



Même si Ronald se dit “nostalgique” de son enfance, j’ai l’impression qu’en arrivant en Guadeloupe il a tout simplement arrêté d’être un enfant : finie l’insouciance de la campagne, finie la proximité familiale qu’il avait connue à la Dominique. C’est en pleine ville des Abymes qu’il doit se construire, trouver sa place, alors qu’il est encore un petit garçon. En retrouvant sa mère, et ses sœurs et frères, il a vécu une forme de renaissance en Guadeloupe. On sent bien que cette étape lui a appris à s’adapter, lui a permis de devenir plus fort, et je crois qu’au final Ronald est reconnaissant pour les opportunités qu’il a eues en quittant La Dominique.


Vraiment, j’en avais la chair de poule. Et j’ai vu défiler dans mon esprit les moments heureux de ma propre enfance. Au risque de faire une digression un peu trop longue, je vous encourage à écouter un morceau de Dissonance, auquel notre conversation m’a fait penser et que j’écoute en écrivant ces quelques lignes : Amertume.


Enfant à La Dominique, adolescent en Guadeloupe, étudiant en Martinique, influencé par la culture américaine des membres de sa famille vivant aux Etats-Unis, Ronald se considère comme un pur produit caribéen. Il puise dans toutes ces sources d’inspirations pour créer.


“Je ne suis pas obligé de choisir une identité. Je suis tout ça à la fois. Je ne rejette rien, je suis curieux de tout. Je suis en connexion avec le monde.”

Un regard sensible sur le monde, qui nous pousse à l’introspection


Le début de l’expression artistique de B. Bird : le dessin. Aussi loin qu’il s’en souvienne, il a toujours dessiné. Pour reproduire Picsou ou d’autres bandes dessinées par exemple. Quand je lui demande pourquoi il a commencé à dessiner, il ne s’en souvient même pas… peut-être que ça fait simplement partie de son identité… Après le dessin, la peinture, sculpture et la photo sont arrivés dans sa vie, probablement par le biais des cours d’arts plastiques. Le street art est arrivé bien ensuite.


Mais pour moi, la flamme créatrice de Ronald Cyrille vient de son regard sensible sur le monde. Il a l’air très calme, sa voix est posée et assez basse. Mais il y a une révolte sourde en lui. Ronald voit, en Guadeloupe ou dans le monde, des injustices et des situations qui le poussent à se questionner. Et, avec son histoire familiale, cette disposition d’esprit s’est développée alors qu’il était très jeune :


“J’ai fait beaucoup d’introspection, j’ai pris du recul, je me suis posé plein de questions. C’est quoi ce monde ? Comment autant d’injustices sont apparues ? J’étais en colère, triste.”

Son art nous pousse à nous interroger, nous aussi, sur les idées préconçues que nous avons, sur les situations que nous acceptons sans même y réfléchir, à regarder nos comportements d’un œil neuf.


“Je peins ce qui m’énerve, ce que je n’aime pas. C’est arrivé qu’on me dise qu’il y a de la violence dans mes œuvres… Je ne le nie pas. Mais je pense que les œuvres ne sont jamais plus violentes que l’histoire de l’humanité. Mes toiles donnent à voir une réalité qu’on cherche à occulter, tant qu’elle ne nous concerne pas directement.”


A ces mots, des images du quotidien me reviennent… toutes les fois où l’on tourne la tête en voyant un sans-abri, toutes les fois où on baisse les yeux quand une collègue se fait humilier, toutes les fois où simplement, on ne dit pas le fond de sa pensée… Nous sommes tous dans un cadre, dans un moule où on essaie de ne pas faire de vagues. Mais pourquoi ? Est-ce l’attitude qui correspond le mieux à notre sensibilité ?


Ce travail de déconstruction que Ronald Cyrille nous propose de faire avec lui, est un travail qu’il a lui-même entamé. Il me raconte à mi-voix, avec beaucoup de douceur :

“Pour ma mère, on devait éviter de “faire du désordre”. Et moi très vite, j’ai pris le contrepied : je ne vais pas faire de scandale, mais si j’ai quelque chose à dire, je le ferai.”

Cette explication me ramène à ma propre éducation, que j’essaie de déconstruire progressivement. J’ai été élevée dans l’idée qu’il faut être forte, ne pas montrer ses émotions, serrer les dents. Bien sûr, nos parents nous transmettent les informations qu’ils considèrent utiles pour nous aider dans la vie. Cela étant, toute personne une fois adulte, peut prendre le temps de revisiter ses croyances et ses idées transmises pour se les réapproprier, voire pour écarter ce qui ne lui correspond pas. D’ailleurs, les parents seuls ne sont pas à l’origine de toutes les idées qui nous trottent dans la tête… L’éducation et la société dans son ensemble favorisent certains comportements, mais c’est un article pour un autre jour !


J’aimerais conclure en soulignant qu’en plus de se poser toutes ces questions sur notre société, et d’exprimer ses émotions par le biais de son art, j’ai eu l’impression que Ronald fait preuve de beaucoup de lucidité et d’humilité dans son approche.


“Je ne me pose pas en justicier, et je ne prétends pas que mon art peut changer les choses. C’est simplement ma façon d’exprimer mes doutes et ma vision, quand bien même cette vision ne serait pas toujours partagée.”

Son art est surtout le fruit de ses ressentis, comme s’il mettait son âme à nu sur les toiles.

 

Les œuvres de Ronald Cyrille

Une invitation à l’introspection


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